Le dixième anniversaire de la crise financière, un non-évènement, en attendant la suite…

Le magazine des anciens élèves de l’’ENA m’a demandé pour la seconde fois un article sur l’année financière qui se terminait. J’ai choisi d’évoquer comment la suite y avait été envisagée. (Numéro de décembre 2017)

 

L’effondrement de la banque Lehman Brothers et la grande frayeur qui s’en est  suivie sont bien lointains. La boucle est bouclée : personne n’avait annoncé la crise à l’exception de quelques voix ignorées, et les immenses zones d’ombres du système financier n’ont pas été dissipées depuis. Au cours de cette année, les occasions n’ont cependant pas manqué de constater qu’il y a quelque chose qui cloche, sans trop savoir quoi, en dépit du profond désir que tout redevienne comme avant, justifiant de nombreuses mises en garde.

La faiblesse de l’inflation tient incontestablement la corde parmi les anomalies relevées, les banques centrales n’étant toujours pas parvenues à renouer avec leur cible en dépit de leurs injections massives de liquidités. L’inflation faible reste un mystère, et Claude Borio, le responsable du département économique de la Banque des règlements internationaux (BRI), admet que « d’une manière quelque peu inquiétante, personne ne connait vraiment la réponse  ». Les analystes en sont à observer avec circonspection la physionomie aplatie de la courbe de Phillips qui empiriquement visualise la relation entre l’emploi et les prix, en dépit de la baisse du chômage, conduisant certains à s’interroger sur le meilleur instrument pour mesurer celui-ci. Se rappelant que Janet Yellen, l’ex-présidente de la Federal Reserve, avait mentionné sa préférence pour le taux d’emploi, et non du chômage, la BCE y trouvant pour sa part le moyen de débusquer un important chômage caché en Europe. Tout, même les instruments d’analyse, devient sujet d’interrogation lorsque l’on en vient à sonder le système financier.

Les candidats au rang de fauteur de trouble ne manquent pas, signe de la précarité de la stabilisation. Thermomètre de la peur, l’indice VIX a donné l’alerte. Non pas en enregistrant une très forte volatilité, synonyme de nervosité des marchés, mais au contraire leur étrange atonie. Sans que sa mystérieuse raison soit décelée. Incitant la BRI à lancer une étude de l’impénétrable marché de gré à gré des « repos », où les banques vont se financer et qui pèse près de 12.000 milliards dollars. Prévue pour durer deux ans, elle a pour objet de mieux décrypter son fonctionnement.

Autre sujet d’inquiétude, ce même marché est le lieu privilégié des échanges de collatéral, ces actifs sûrs apportés en garantie des transactions. Or leur disponibilité se restreint sous les effets de l’augmentation de la demande, provenant à la fois du nombre accru des transactions financières résultant du volume accru des liquidités mondiales, de la réglementation bancaire et de la création de chambres de compensation sur le marché des produits structurés. On peut craindre, pour suppléer à cette raréfaction, que la créativité dont savent faire preuve les financiers – on se souvient de la titrisation des subprimes destinée à dissoudre le risque – ne sévisse à nouveau. 
Les chambres de compensation poussent comme des champignons, avec pour nouvelle mission de gérer le risque que les transactions de produits structurés, hier de gré à gré, vont devoir emprunter. Mais des négociations sans fin se poursuivent pour savoir qui aura la charge de pertes, si elles surviennent, entre leurs actionnaires, leurs gestionnaires et leurs adhérents. À l’arrivée, il est craint que les chambres de compensation concentrent le risque au lieu de l’absorber, leurs opérateurs soumis à une vive concurrence sous-estimant leurs appels de marge auprès des investisseurs pour minorer le coût de leur service.

L’agence Bloomberg s’est alarmée du risque provenant des assurances, un secteur qui a peut fait parler de lui. Elle rendait compte d’une simulation du FMI montrant qu’elles seraient sérieusement affectées si le choc étudié survenait, sur le mode des stress tests des banques. Élargissant le propos, le vice-président de la Banque centrale européenne (BCE) Vítor Constâncio a de son côté relevé que le secteur du shadow banking, étroitement interconnecté avec les banques, n’a globalement pas été touché par la régulation. 

Dernière coqueluche dont le succès ne se dément pas, les Exchange Trade Funds (ETF) – les fonds indiciels -n’arrêtent pas de susciter des appels à la vigilance. Les ETF, qui répliquent le comportement des indices boursiers ou bien de paniers de titres des marchés des matières premières et obligataires, sans pour autant les détenir, connaissent une progression annuelle de leur encours de plus de 20%, et leur taille atteint 2.900 milliards d’euros. Reproduisant le scénario du développement de la grande famille des produits structurés, des ETF à effet de levier et synthétiques sont également apparus. Un premier signal d’alarme avait déjà retenti à New York il y a deux ans, avec des décrochages brutaux de la valeur des ETF supérieurs à celles des indices répliqués. Les raisons en sont demeurées obscures.

Cette année pourrait également être déclarée année du « tapering » des banques centrales, cet arrêt progressif de leurs mesures conventionnelles dont la Federal reserve a donné le signal. Détentrices à leurs bilans d’un quart de la dette mondiale et flirtant avec le taux zéro, les banques centrales – exception faite de la Banque du Japon – ont entamé la réduction de leurs mesures non conventionnelles et entrent à nouveau dans des territoires inconnus après avoir adopté des taux négatifs. La marche arrière qu’elles enclenchent est sans précédent. Les masses de liquidités qu’elles ont injectées ont abouti à des valorisations problématiques sur les marchés boursiers. Les investisseurs ont été y chercher des rendements introuvables sur le marché obligataire. Mais ils risqueront, lorsque la hausse des taux interviendra, de se coincer les doigts lors du renouvellement de leur crédit, avec comme seule alternative de vendre en catastrophe leurs actifs pour minorer leurs pertes, au risque avéré de déclencher une panique boursière. La hausse des taux obligataires consécutive à l’arrêt progressif des achats d’obligations souveraines ou des entreprises, aboutissant à la baisse de la valeur des titres, pourrait de son côté déstabiliser le système bancaire et financier en raison des moins-values qu’il faudra enregistrer. Et la dette publique pesant sur les budgets ne sera pas seule touchée, l’importante dette des entreprises n’étant pas épargnée. D’où la grande prudence et progressivité du « tapering » des banquiers centraux, dont les effets sont imprévisibles.

2017 a aussi été l’année du début de la dérégulation, sous les auspices de Donald Trump et de son administration. Sa réforme fiscale ayant la priorité au Congrès, ses modalités ne sont pas encore connues. Quatre rapports du Trésor sont prévus, dont deux ont seulement été publiés, afin d’en fixer les grandes lignes, suite à la signature de plusieurs décrets présidentiels. Steve Mnuchin, le secrétaire d’État au Trésor, s’est contenté de parler de « simplification du système réglementaire » afin de faire du marché des capitaux américains « une source de croissance économique qui captera l’ingéniosité américaine… » se donnant comme objectif de débrider l’activité financière.

 

En Europe, le coup d’arrêt imposé par les banques est plus clair. Après avoir enterré la séparation des activités bancaires, sur le mode adopté aux États-Unis ou au Royaume Uni, puis la taxe sur les transactions financières, elles s’opposent désormais au Comité de Bâle à propos de l’évaluation du risque des actifs qu’elles détiennent. Celui-ci propose d’instaurer un plancher aux valorisations suspectes auxquelles les banques procèdent afin de minorer le risque et de diminuer le montant de leurs fonds propres réglementaires. Les associations des banques française et allemande sont vent debout contre une mesure qui surenchériraient le coût de leur capitalisation et diminuerait une rentabilité déjà en berne. 
L’arrivée des technologies numériques, et plus particulièrement de la Blockchain, vont être l’occasion de la renforcer en dégraissant à haute dose. De premières applications de celle-ci ont déjà vu le jour cette année, en vue de sécuriser et d’accélérer les transactions à moindre coût. Développer des applications de la Blockchain repose toutefois sur un sérieux paradoxe, car elle rend superflue l’intermédiation, l’essence même de l’activité de dépôt et de crédit des banques. Utilisée au plein de ses capacités, et non pas bridée comme elle est développée, elle représenterait un incontestable danger concurrentiel en raison de la venue de nouveaux intervenants. Ce qui explique le dynamisme dont les banques font preuve afin d’occuper le terrain et contrer ce risque naissant. Mais face aux start-up qui les menacent, elles ne partent pas perdantes, ayant l’avantage de connaître parfaitement les marchés et les moyens de faire leurs emplettes dans leur vivier.

Le système financier est plus largement concerné par le danger « d’uberisation ». Des nouveaux venus annoncent savoir traiter des dizaines de milliers de transactions à la seconde et seraient susceptibles de bouleverser de nombreuses activités, comme les transactions sur titres, l’échange de collatéral, les opérations de change ou même les paiements en général… Le trading à haute fréquence était un éclaireur. Devant une telle concurrence tout azimut, les bourses d’action et les chambres de compensation seront vite réduites à la défensive si elles ne réagissent pas.

Se plaçant également dans une perspective d’avenir, mais d’un tout autre point de vue, les grandes organisations internationales se sont ouvertes à de nouvelles préoccupations. L’OCDE préconise désormais une « croissance inclusive » et des « règles du jeu équitables » pour le commerce mondial, afin de répondre au rejet de la mondialisation qui s’est exprimé dans les urnes ainsi qu’à « l’incertitude politique croissante ». « Trop peu a été fait pour aider davantage de citoyens à faire face aux conséquences, étroitement liées entre elles, des échanges, des investissements directs étrangers et des mutations technologiques », regrette Angel Gurria, le secrétaire général de l’OCDE.  Consciente également du scepticisme montant que rencontre la mondialisation, le FMI met en garde contre le creusement des inégalités et préconise de rétablir une progressivité plus grande de l’impôt sur le revenu. La politique budgétaire reste un outil puissant de redistribution pour lutter contre les inégalités, fait-il remarquer en préconisant à contre-courant son usage. Mais cela reste autant de vœux pieux.

Et l’endettement public et privé ? La fuite en avant se poursuit sous les auspices de Donald Trump qui s’apprête à creuser encore la gigantesque dette américaine, accompagné par les autorités japonaises et chinoises. Dans sa version actuelle, son projet de réforme fiscale représente quelque 1.500 milliards de dollars d’impôts et de taxes en moins pour les ménages et les entreprises américains. Il a toutes les chances de faire exploser le déficit budgétaire, les rentrées fiscales résultant de la croissance escomptée pour le financer étant jugées peu crédibles.

Les principaux évènements de 2017 renvoient aux années qui viennent. Au cœur de sa crise, l’effondrement du système financier a été entrevu. La question s’est depuis déplacée : « peut-il s’accommoder de l’instabilité manifeste dont il fait preuve dans le contexte de son expansion permanente  ? ». La finance est-elle la solution ou le problème ?